mercredi 27 mai 2009

Ça commence toujours de la même manière, au début tout se passe merveilleusement bien. En société, c’est quelqu’un de poli, et de très apprécié. Et ça débute ainsi : « Tu m’as fait honte devant tout le monde. Ils m’ont tous dit que tu t’étais comportée bizarrement. Tu crois que je passe pour quoi, moi ? » On essaye de se justifier, de se défendre. Mais on est déjà depuis longtemps prise au piège.

Un simple haussement d’épaule, une remarque anodine, tout est prétexte à passer du calme plat à la tempête, sans crier gare. Coups de poing sur la table, coups de pied dans les objets, les portes. A défaut du corps, car cela laisserait des marques, il y aurait un constat médical, et des poursuites. Non, rien ne se voit. D’ailleurs, personne ne sait, dehors. On est seule. Ça va ? Oui, ça va, et toi ? Et la vie continue, comme si de rien n’était. Oui, il y a de petites mésententes, mais comme dans tous les couples. Rien de grave. On a honte, honte de plier alors qu’on a la réputation d’être une femme de caractère, intelligente et brillante. Mais il est jaloux à en crever, de cette réussite, de ces facilités, de cette ouverture, et sous prétexte d’aimer, il veut contrôler, se prouver qu’il a lui aussi un pouvoir. Il comprend, avant même d’entamer la relation, les failles dans lesquelles il va pouvoir s’engouffrer, et qu’il ne cessera d’entretenir, d’élargir encore. Il voit qu’on a le cœur sur la main, et qu’il lui sera facile d’y accéder pour mieux l’étrangler. « De toutes manières, tu ne retrouveras jamais quelqu’un comme moi. »

Il calcule tout. Il manipule. Quotidiennement. Un jour blanc, un jour noir. « Si tu pars, tu vas voir ce qui va se passer… je te jure, tu vas le regretter. » On donne de son temps, de son cœur, de son corps, de son argent. On donne d’une main, puis de l’autre, car ce n’est pas encore assez, et il ne nous en reste plus pour recevoir. On en vient à bannir de son vocabulaire et de son expression ce qui pourrait déclencher les cris, les insultes, la fureur. On se fond dans la peau d’une personne qui correspond le mieux à ses attentes, on en oublie qu’on est femme, et qu’on a sa propre personnalité. On use parfois de séduction lorsqu’il est sourd aux mots, on fait taire le conflit par le désir. Mais cela n’a qu’un temps. Pour lui, on manque des week-ends en famille, on fait des kilomètres de trajets qu’il ne fera jamais en retour, on veille sur lui dans des moments difficiles, on délaisse son domicile, et on investit le sien qu’on emménage et aménage. On s’engouffre dans une cage dorée.

« Ne t’inquiètes pas, jamais je ne frapperai une femme. Quand on a un souci, je veux qu’on en discute tout de suite, d’accord ? » Mais le dialogue n’existe pas. Quand on a un souci, il se ferme, de quelques minutes à quelques heures, puis feint de pardonner. Il garde dans une boîte imaginaire son reproche, puis le suivant, puis lorsque la boîte est pleine, il inonde de critiques parfois relatives à des évènements qu’on avait oubliés, il hurle, il dégage une violence extrême dans ses gestes, dans son regard glacial, et dans ses mots. On plie sous les paroles, la tension baisse, on se sent défaillir, la pièce vacille, on pleure avec la poitrine écrasée et l’estomac lacéré, le cœur à vif. Il ne nous reste plus que cela pour s’exprimer. Les larmes. Mais il prend soin de les ignorer, et savoure la détresse. On tente de s’absenter de lui, de s’en assourdir, en vain. Alors on laisse venir, on attend, en espérant que cela en fera moins pour la prochaine fois. Lorsque le silence revient, on est en position fœtale, on n’a plus de larmes depuis plusieurs minutes et on se dit que c’est sans doute de notre faute, que ces larmes n’étaient qu’un caprice, et que c’est pour cela qu’elles tarissent. Qu’il a sans doute raison.

Devant le miroir, on a les joues creusées de sel, la bouche enflée, les yeux rouges et bouffis. Les mains tremblent, les genoux tiennent à peine. On se réfugie sous une douche froide pour se calmer, arrêter les sanglots secs qui secouent encore la poitrine, et tenter d’apaiser les oedemes. C’est le moment qu’il choisit pour jouer au pardon. « Arrête de pleurer, je n’aime pas te voir pleurer. Je suis désolé, ma chérie. C’est parce que je t’aime, que je réagis comme ça. Je veux que tout soit parfait, entre nous tu comprends ? » Et ce qu’il maîtrise parfaitement, c’est qu’on est à ce point affaiblie qu’on va céder. Encore.

Et ça reprendra, pour un autre prétexte. Un ami rencontré pour prendre un café, même si à ce moment-là on est en froid, c’est une nouvelle crise. « Et qu’est-ce que t’as fait, avec lui ? Tu le connais à peine et tu vas boire un verre avec lui ? T’as baisé avec, c’est ça ? Donne-moi son numéro, je vais l’appeler, ce fils de pute. J’aime pas qu’on me prenne pour un con ! » On cherche à se justifier, à dire qu’on pense inconcevable de tromper, mais c’est pire. Le regard se gèle davantage, les gestes s’enraidissent, il se retient juste de laisser des preuves sur le corps, avec difficulté. « Dégage d’ici, dégage ! Je ne veux plus te voir ! » Pour tester la jalousie, il approchera quelques filles en public, puis se blanchira à nouveau : « Je n’ai jamais ressenti ça pour personne, tu es la femme de ma vie. » On est sa chose. Son objet. Son jouet. « Je n’aime pas comment tu te comportes en soirée. Tu n’as pas à danser comme ça devant les hommes. Si t’as envie d’aller voir ailleurs, vas-y. Mais ne viens pas pleurer après, me parle plus jamais! Je crois que tu te rends pas compte comment je suis tolérant avec toi ! » C’est pourtant entre autres ce qui l’a séduit, la danse. Il joue à dénigrer nos passions, nos goûts. Il impose les siens. Il fait semblant d’accepter qu’on sorte avec une très proche amie, pour ensuite reprocher de ne pas l’avoir privilégié, lui. Mais à l’inverse, son entourage empiète sur le quotidien par le biais du téléphone, d’internet, ou en chair et en os. Il influe sur les vêtements qu’on porte, sur les décolletés et sur les jupes. Il joue à rejeter tous les torts, à infantiliser. A humilier. « Tu t’es mal lavée. Ça me dégoûte, tu m’as cassé mon envie. » Il joue à offrir des cadeaux qu’il a obtenus gratuitement, ou des bijoux qui se brisent au bout de deux jours, et harcèle pour les récupérer lorsqu’on part définitivement. De tous ces présents empoisonnés, qui ne pèsent pas un millième de ce qu’il a ruiné, on ne garde qu’une montre, témoin du temps gâché pour lui.

Une opportunité nous permet de nous enfuir, un jour, avec l’aide de personnes qui on fini par savoir, parce que ce trop-plein ne pouvait que déborder. Les amis en commun prennent parti, deux clans se forment. On fuit, mais on le croise chaque jour. « Tu es venue prendre tes affaires comme une voleuse ! Alors qu’on pouvait en discuter, toi tu prends tes décisions comme ça, sans en parler ! » Il envoie des textos pour réclamer des objets, de l’argent. Pour insulter. On a peur qu’il débarque à l’appartement, chaque jour on rentre le cœur battant dans l’immeuble, et on monte les étages silencieusement pour guetter sa présence. Puis on s’enferme rapidement, on n’allume pas la lumière, on ne bouge plus. On prévient les voisins, on donne son signalement. On l’efface de Facebook, de MSN, de ses photos, on met à l’écrit tous ses textos, unique preuve de ce qu’on a traversé. On ne prononce plus son nom, comme s’il était mort. On craque à chaque nouveau mail, nouvel appel, nouvelle menace, au point de songer à déposer une main courante. Beaucoup plus tard, alors qu’on pensait en avoir fini, il ose même écrire : « Je ne peux que garder le meilleur et les plus beaux souvenirs malgré tout… ton sourire ne quittera jamais mes yeux… je voulais que tu le saches. » C’est le coup de grâce. Cela tétanise, meurtrit. Ce feint pardon accordé est un poison indigeste, même en le relisant un an après.

On ne se relève pas seule, et surtout pas sans cicatrices. Le corps est meurtri de l’intérieur, il fait mal, il ne répond plus comme avant. Traumatisée, moralement affaiblie, on craint de ne plus jamais pouvoir faire confiance à un homme, de ne plus jamais pouvoir prononcer « Je t’aime ». On se reconstruit petit à petit, en fuyant tout ce qui nous rappelle à ce passé. Mais une silhouette, une sonnerie de portable, un nom de lieu, on sursaute et le sang ne fait qu’un tour. Un téléphone perdu, le seul numéro qu’on se remémore est celui pour lequel on a éclaté des forfaits et cela rend malade. Il n’y aura jamais justice de faite, aucun procès.

A force d’en parler, on reprend le contrôle, on comprend qu’on a été victime, et on décide de ne plus avoir honte. Cela permet parfois de délier les langues, et de découvrir que d’autres ont subi ou sont en train de subir la même chose. On a la possibilité de tirer l’alarme au plus vite. Au prix d’un gros effort, on reprend confiance en soi, et on tente de se délester afin de ne pas encombrer le compagnon futur. C’est un voyage dont on ne revient pas ; on y laisse notre jeunesse. Mais on se bat pour remonter la pente sans courber le dos, pour se révolter, pour aider les autres femmes. Lorsqu’on ressort la tête de l’eau, on se dit qu’on aurait dû réagir à tel moment, à tel propos… l’entourage, même compréhensif, a cette réaction naturelle. « Mais pourquoi tu n’as rien dit, pourquoi tu n’es pas partie ? » Ce sont les mêmes questions qu’on se pose. Qu’a-t-on fait pour tirer un aussi violent numéro ? Qu’on ait vingt-et-un ans ou quarante, on subit le même aveuglement, et tant qu’on ne l’a pas vécu, on ne voit rien venir. Ça commence toujours de la même manière, au début tout se passe merveilleusement bien.